Et s’il était possible de simuler de façon ultra précise et en temps réel le comportement d’un moteur d’avion, d’une usine ou d’un organe du corps humain sans aucun impact sur le modèle réel ? Telle est la théorie sur laquelle repose le concept des Digital Twins ou répliques numériques, une révolution appelée à transformer notre approche de monde industriel et à terme, de la civilisation entière…
Quel est l’avantage de l’univers numérique ? Il vient de ce que l’on peut tester une situation à volonté, sans risque véritable. Dans un jeu vidéo, si notre personnage se fait éliminer dans une scène, nous pouvons la reprendre et tester une autre tactique. Dans le monde réel, cette possibilité de ré-essayer n’existe généralement pas. Certaines circonstances à haut risque n’autorisent pas la moindre erreur, certains mauvais choix peuvent s’avérer fatals.
Telle est la logique qui a présidé à la création des Digital Twins ou jumeaux numériques, soit l’équivalent de répliques ultra précises d’un phénomène du réel : parcs d’éoliennes, engins aéronautiques, glaciers… L’ambition est de pouvoir mettre à l’épreuve les répliques numériques avant d’appliquer les tactiques optimales dans le monde physique.
Qui a inventé les Digital Twins ?
C’est en 1991 que le concept a été évoqué pour la première fois dans le livre d’un professeur d’informatique de Yale, David Gelernter : Mirror Worlds: or the Day Software Puts the Universe in a Shoebox… How It Will Happen and What It Will Mean (Mondes miroirs : le jour où le logiciel va mettre l’univers dans une boîte à chaussure – comment cela va se produire et ce que cela va signifier).
Ce livre visionnaire décrit un futur dans lequel notre monde serait transposé dans un univers numérique, ouvrant la voie à des outils de gestion, de surveillance, ou de prédiction.
Il a fallu attendre 2002 pour que la vision de Gelernter soit transformée en une potentielle application concrète, dans l’industrie manufacturière. Michael Grieves, professeur à l’Université du Michigan et consultant en innovation, a présenté le concept de Digital Twin lors d’un séminaire organisé dans son université. Son idée : il serait possible d’optimiser le cycle de vie des produits en créant une réplique numérique de chaque objet physique, ladite réplique étant alimentée par un flux continu de données du monde réel. Quelques années plus tard, Grieves a inventé le terme Digital Twin.

La NASA adopte officiellement le terme en 2010. John Vickers, responsable principal de la technologie (Principal Technologist) introduit emploie l’expression Digital Twin dans le cadre d’un programme maison. Il définit le jumeau numérique comme une évolution des modèles de simulation. La différence étant que le Digital Twin est en connexion permanente avec son équivalent physique.
En réalité, la NASA a commencé à utiliser les principes des Digital Twins dès les années 60. Dans le cadre des missions Apollo, chaque vaisseau envoyé dans l’espace disposait d’une réplique au sol, servant à reproduire en temps réel les conditions de vie des astronautes. Durant la mission Apollo 13 qui a connu son lot de déboires (explosion d’un réservoir d’oxygène), les ingénieurs se sont servis du double au sol pour simuler diverses solutions de secours. Le film Appolo 13 (1995 – Ron Howard) a montré comment les équipes au sol avaient pu reproduire les gestes des astronautes et improviser des solutions sur la réplique du vaisseau spatial.
Qu’est ce qu’un Digital Twin ?
Un Digital Twin est une réplique d’un objet ou d’un processus du monde physique dans l’univers numérique. Elle est alimentée en permanence de données provenant de capteurs les plus nombreux possibles. En opérant le jumeau numérique, il est possible d’anticiper le comportement de sa contrepartie physique et aussi de le corriger ou l’optimiser. Le jumeau numérique peut exploiter des algorithmes d’intelligence artificielle et faciliter la prise de décisions optimales.
Quelle différence avec une simulation ?
La tentation est forte, au premier abord, d’assimiler les Digital Twins à de simples simulations comme il existe dans de nombreux secteurs ludiques comme professionnels. Pourtant, la différence est vaste.
Une simulation est usuellement appliquée à un modèle prédéterminé. Ainsi, une reproduction d’une cabine de pilotage ferroviaire, va faciliter la reproduction des actions à adopter dans le cadre d’hypothèses précises : vitesse du vent, conditions de luminosité externe, etc.
Un jumeau numérique est bien davantage qu’une simulation. En premier lieu, il est alimenté en temps réel par les données de son modèle physique. Il reproduit donc le fonctionnement de sa contrepartie physique. Et il évolue de façon dynamique et non prédéfinie en ce sens qu’il adapte en permanence sa situation selon les données reçues des capteurs.
Qui plus est, un jumeau numérique peut intégrer plusieurs objets ou processus simultanés comme dans le cas d’une usine où chaque machine disposerait d’une réplique dans le monde virtuel. Enfin, la communication est bi-directionnelle. La réplique numérique, de par ses algorithmes intelligents, est en mesure d’influencer les décisions prises au niveau de l’original dans le monde physique.
Ainsi donc, une simulation repose sur un scénario figé même s’il peut être complexe, alors qu’un Digital Twin opère en continu à partir des situations captées dans le présent, et donc avec la capacité d’opérer nouvellement, comme lorsqu’un avion doté d’un jumeau numérique emprunte un itinéraire qu’il n’a jamais pris auparavant.

Les éléments d’un Digital Twin
Les composants d’un Digital Twin intègrent :
- Des capteurs qui recueillent les données du monde physique ;
- Une plateforme numérique vers laquelle sont acheminées ces données ;
- Des modèles mathématiques reproduisant le comportement réel ;
- Des algorithmes d’intelligence artificielle, à même d’apprendre et anticiper.
La hiérarchie des jumeaux numériques
Les Digital Twins peuvent intervenir à divers niveaux. Pour mieux les illustrer, nous allons prendre l’exemple d’un parc d’éoliennes. Chaque turbine est équipée de capteurs surveillant des paramètres clés : température externe, conditions météo, production d’énergie… Ces données sont transmises à la réplique numérique, afin de pouvoir identifier des problèmes de performances ou opérer des simulations. Les éléments pris en compte vont être les suivants :
- Le jumeau de composants est l’unité de base. Ce serait par exemple une pièce particulière d’une éolienne. représentant une pièce spécifique.
- Jumeau d’actif : plusieurs composants sont combinés, afin de pouvoir analyser leurs interactions. Ainsi, dans une éolienne, le générateur, le multiplicateur de vitesse, et le système de pales forment un actif fonctionnel qui est le cœur du moteur.
- Jumeau de système : l’ensemble des actifs formant un système complet, par exemple une éolienne.
- Jumeau de processus : la modélisation de l’ensemble d’une chaîne de production. Dans notre exemple, il s’agirait du parc d’éoliennes.
En gérant ces diverses hiérarchies de jumeaux, il est possible d’optimiser le fonctionnement du parc d’éoliennes.
Quels usages ?
Parmi les secteurs qui profitent d’ores et déjà de la présence de jumeaux numériques, figurent les suivants.
Industrie
Dans certaines usines de Airbus, Unilever ou GSK, les Digital Twins aident à anticiper les pannes, réduire les temps d’arrêt et fluidifier la production en modélisant par exemple des chaînes d’assemblage entières.
Automobile
Certains constructeurs (Renault, BMW, Volvo, Tesla…) utilisent des jumeaux numériques pour évaluer le comportement de leurs véhicules en conditions réelles, optimiser l’aérodynamisme ou prédire l’usure des pièces.
Génie civil
En croisant les données de charge, d’usure, de météo, les Digital Twins peuvent surveiller des structures tels que des ponts (Forth Road Bridge en Écosse), des tunnels (tunnel du Mont Blanc reliant la France à l’Italie) ou des gratte-ciels (One Vanderbilt – New York).
Santé
Ils facilitent l’élaboration de traitements personnalisés, adaptés à chaque individu.
Urbanisme
Dans les smart cities (villes intelligentes) comme Singapour, Shanghai, Las Vegas, mais aussi Rennes en France, les Digital Twins aident à gérer le trafic, la consommation énergétique….
Les bénéfices
La présence de Digital Twins comme dans les cas précités amène une réduction des coûts, une amélioration régulière des performances et une maintenance optimisée et donc moins fréquente. Elle ouvre aussi la voie à une R&D et à des innovations appréciables.

Une technologie en plein essor
Une étude publiée par MarketsandMarkets en juillet 2022 a estimé que le marché représentait alors 6,9 milliards de dollars. Une autre étude de Industry Sourcing projetait une forte croissance : 73,5 milliards de dollars à horizon 2027. Elle serait principalement due à l’adoption des Digital Twins dans les secteurs de l’industrie manufacturière, la santé, l’automobile et l’énergie.
Un Digital Twin de la Terre ?
À terme, il est possible de modéliser des éléments de plus en plus vastes et certains ont même évoqué la possibilité de créer un jumeau numérique de notre planète. L’un des objectifs serait de mieux prévoir les dérèglements climatiques et leur impact. L’idée ne relève pas de la science-fiction car plusieurs projets ont été lancés en ce sens :
- Destination Earth (DestinE) – Europe
- Digital Twin Earth (Agence Spatiale Européenne)
- Dans une moindre mesure, Google Earth Engine
L’idée a du sens, car de tels Digital Twins aideraient à prévoir l’impact de la déforestation ou de la pollution. Il reste à évaluer le coût écologique de telles simulations, car les Digital Twins nécessitent une très forte puissance informatique et donc énergétique. Il importe donc de déterminer jusqu’à quel niveau le jeu peut en valoir la chandelle.